samedi 24 mai 2014

Tintin : une vente aux enchères exceptionnelle mais qui fait débat

Frédéric Potet sur son blog dans Le Monde.



Marché en plein développement s’il en est, la vente d’originaux de bande dessinée va-t-elle s’envoler vers de nouveaux records, ce samedi à Paris ? Une pièce exceptionnelle d’Hergé est en effet mise aux enchères chez Artcurial, la maison de vente de la famille Dassault : les pages de garde des albums de Tintin publiés de 1937 à 1958. Exécuté à l’encre de Chine, ce dessin de 35 x 53 cm présente le petit reporter et son chien Milou dans trente-quatre situations évoquant chacune un moment fort d’un album. Tintin y apparaît en cow-boy, en chinois, en explorateur, se déplaçant à cheval, en avion, en voiture, en pirogue, en pousse-pousse… On le voit également revêtu d’un épais de manteau de fourrure dans un paysage de neige, image ne faisant référence à aucune histoire connue mais confirmant qu’Hergé avait bel et bien le projet d’en écrire une qui se serait déroulée dans le Grand Nord.

Alors que plus de 1000 autres lots sont mis en vente pendant le week-end chez Artcurial, le point de départ des enchères concernant cette double page a été fixé entre 700.000 et 900.000 euros. Selon l’expert BD de la maison de vente, Eric Leroy, il n’est pas impossible que l’acquisition dépasse le million d’euros, voire qu’elle pulvérise le « record du monde » du marché : une couverture à la gouache de Tintin en Amérique, achetée 1,34 million d’euros en 2012 par un collectionneur inconnu.


Imprimée sur un fond bleu foncé resté à jamais gravé dans la mémoire des lecteurs de l’époque, cette double page est une « pièce de musée » et une « invitation au voyage extraordinaire », dixit Leroy. Seul hic : sa présence sur le marché des ventes d’originaux sent quelque peu le soufre. La probabilité pour qu’elle ait été dérobée aux studios Hergé après la mort du maître en 1983 est en effet relativement élevée.

Parce que la cote du créateur de Tintin était alors inexistante, les studios Hergé – situés avenue Louise à Bruxelles - n’étaient pas l’endroit le plus sécurisé du monde, ni le plus organisé d’ailleurs. « Les tiroirs grouillaient de documents, de planches originales, de photocopies… On comptait beaucoup sur la délicatesse des uns et des autres pour remettre les pièces à leur place après les avoir empruntées », raconte Benoît Peeters, auteur de plusieurs ouvrages sur le dessinateur belge, dont Le Monde d’Hergé (Casterman, 1983).

Après la mort de ce dernier, sa veuve, Fanny, décide de liquider les studios. « Le préavis a été brutalement perçu par les salariés de l’époque, poursuit Benoît Peeters. Il y a eu une période de flottement qui a duré plusieurs mois. On a alors vu des grands imperméables circuler dans les bureaux. Pas mal de pièces ont disparu, notamment un cahier de scénarios comprenant des gags de Quick et Flupke. C’était un peu le self-service. » Qui faisait cela ? « Il faudrait plutôt se demander qui ne l’a pas fait », conclut Peeters.

L’hypothèse selon laquelle Hergé aurait pu « offrir ces pages de garde à l’un de ses proches collaborateurs n’est pas à exclure non plus », estime Eric Leroy, chez Artcurial. Comme nombre de ses collègues de l’époque, le père de Tintin n’a jamais rien vendu de son vivant. Les auteurs de BD étaient alors persuadés que leurs originaux n’avaient aucune valeur par rapport à l’usage qu’on en faisait : des albums. De là à penser qu’Hergé se soit séparé d’une pièce aussi remarquable, le pas paraît un peu rapide néanmoins…

« Il n’est pas impossible que ce dessin ait disparu de chez Casterman (l’éditeur historique de Tintin), soit parce qu’il n’a jamais été retourné aux studios, soit parce qu’il y a été volé », indique de son côté Nick Rodwell, le patron de Moulinsart SA, la société chargée de l’exploitation commerciale de l’œuvre d’Hergé. La pièce s’est en tout cas déjà retrouvée sur le marché de l’art : en 1992, elle a été vendue à un collectionneur privé, chez Drouot, au prix de 430.000 francs, soit 81.600 euros d’aujourd’hui. Soit aussi dix fois moins que le probable montant de son acquisition, samedi.

Si le nombre d’acheteurs potentiels « se compte sur les doigts d’une main », d’après Leroy, la société Moulinsart n’a pas l’intention de s’en porter acquéreur pour l’accrocher au musée Hergé de Louvain-la-Neuve (qui vient de fêter son 5e anniversaire) : « Par principe, nous ne rachetons pas les œuvres qui ont été offertes par Hergé ou qui ont été volées. Ce serait immoral », précise Nick Rodwell. Le Britannique, par ailleurs époux de la veuve du dessinateur, n’exclut pas un jour d'engager un recours juridique afin que soit menée une enquête qui déterminerait l’historique des pièces ainsi mises à l’encan : « C’est un sujet délicat. Mais le minimum, pour nous, est de savoir comment ces originaux sont arrivés là », explique-t-il.

En tant que représentant des ayants droit d’Hergé, Moulinsart n’est toutefois pas perdant dans l’affaire : la société touchera 4,5% de la vente de samedi, au nom du « droit de suite ».


MISE À JOUR

Une planche de "Tintin" vendue 2,5 millions d'euros, un record mondial pour une œuvre de BD.



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